Industrie : comment la Guinée a sauvé l’usine de Fria
Cinq ans après la grève qui avait entraîné sa fermeture, la raffinerie Friguia va reprendre du service. Conakry est parvenu à négocier avec son propriétaire, Rusal, non sans faire d’importantes concessions.
C’est d’abord elle que le visiteur découvre à son arrivée à Fria, située à 160 km de Conakry : Friguia, première raffinerie d’alumine en Afrique, construite en 1960 par l’industriel français Pechiney, avec les trois immeubles de neuf étages érigés pour loger ses 1 200 travailleurs.
Dans son livre Fria : une histoire de réussite et de rendez-vous manqués, Sékou Souaré décrit « un petit village de Kimbo d’à peine 200 âmes à la fin des années 1950 » devenu la cité d’alumine ou « Petit Paris », ville prospère et moderne de plus de 100 000 habitants… Du moins jusqu’à ce que les chaudières arrêtent d’expulser leur fumée noire, après la grève générale lancée fin 2011 et jugée illégale en avril 2012 par le tribunal du travail de Mafanco, dans la banlieue de Conakry. Fria devient alors une ville fantôme, désertée par les travailleurs.
Mais après cinq ans d’arrêt, l’espoir de voir Friguia repartir renaît. Le 28 avril 2016, à Moscou, la Guinée et Rusal, le géant russe de l’aluminium qui a racheté l’usine à l’État pour 21 millions de dollars en 2006 (plusieurs sources évoquent des passifs évalués à 105 millions de dollars – environ 100 millions d’euros), sont convenus de la relancer.
Les populations s’impatientent
Les résultats de l’audit d’une équipe d’experts mixte (français, américains et russes) pour faire « l’autopsie de l’usine » ont été remis au gouvernement. Reconstruire pour plus de 1 milliard de dollars ou rénover pour 825 millions de dollars ? Les parties guinéenne et russe ont retenu la seconde option. La première serait coûteuse et durerait cinq ans, avance-t‑on ; les populations s’impatientent.
Même si le ministre des Mines, Abdoulaye Magassouba, soutient que le coût de la relance de Friguia sera sans doute revu à la hausse, il confirme la chronologie du projet : les travaux de réparation de l’usine démarreront en janvier 2017 et seront achevés en avril 2018. « Ils concerneront toutes les sections de l’usine. Aucune des quatre sondeuses (utilisées pour le dynamitage) ne marche. Les bulldozers abandonnés depuis cinq ans sans entretien sont grippés. Il y a eu des pillages, des câbles dérobés, des appareils dépouillés… Tous les produits restés dans les grands bacs ont durci. On essaie de les démolir avec des marteaux piqueurs », dépeint une source anonyme. D’après un autre travailleur, « une équipe de 167 personnes est en train de faire le nettoyage et la maintenance pour redémarrer petit à petit ».
Le site de l’usine, où Jeune Afrique s’est rendu fin novembre 2016, est bien sécurisé et interdit d’accès à tout étranger, comme nous l’a signifié l’un des deux vigiles présents sur les lieux. En guise de réponse à nos demandes de visite et d’interviews, la direction générale de Rusal nous a renvoyés à un communiqué de presse d’avril 2016.
650 000 tonnes par an
En avril 2018, l’entreprise russe redémarrera donc la production d’alumine à Friguia. Elle commencera avec 650 000 tonnes par an, soit le niveau d’avant la crise – le site est bénéficiaire à partir de 1 million de tonnes – et augmentera progressivement la cadence pour atteindre 1,05 million de tonnes à l’horizon 2026.
En échange des investissements qui seront consentis, le géant russe, qui a vu son chiffre d’affaires baisser de près de 18 % au premier semestre 2016, à 3,89 milliards de dollars, a obtenu du gouvernement guinéen de solides contreparties. Avant de s’envoler en juin dernier pour un tête‑à-tête avec Vladimir Poutine à Moscou, Alpha Condé a fait adopter par l’Assemblée nationale la loi portant ratification de l’annexe 12 de la convention de concession minière pour la production de bauxite et d’alumine de Dian-Dian, signée avec Rusal en 2001. « Une étape majeure » vers la relance de Friguia, s’était réjoui le ministre des Mines. En effet, les revenus tirés de l’exploitation de Dian-Dian serviront « de support à Rusal pour financer la réparation de Friguia », renchérit-on dans l’entourage de la direction générale de Rusal.
L’annexe 12 de ladite convention prévoit une exploitation allant jusqu’à 12 millions de tonnes de bauxite à l’horizon 2021. Divisé en trois plateaux, le très riche gisement de Dian-Dian, situé dans la région de Boké (Nord-Ouest), couvre une superficie totale de 856 km2, avec 564 millions de tonnes de réserves de bauxite et 1,349 milliard de tonnes de ressources prévisionnelles. « Dian-Dian est la plus grande réserve mondiale de bauxite avec une teneur en alumine allant jusqu’à 75 %, soit le double de celle de Fria. C’est un gisement de portée mondiale comme le fer de Simandou », explique un spécialiste. Le projet d’exploitation et de transformation prévoyait la construction d’une raffinerie d’alumine d’une capacité de 1,2 million de tonnes par an. Mais sa mise en œuvre initialement prévue en 2017 est décalée au profit de la relance de Friguia, prioritaire.
Chasser
Si les deux parties sont aujourd’hui parvenues à s’entendre, rien n’était gagné d’avance. Aussitôt investi, le 21 décembre 2010, Alpha Condé s’était attaqué aux contrats miniers passés avant son accession au pouvoir. Il n’aurait jamais digéré la vente de Friguia à Rusal sous son prédécesseur, Lansana Conté. Avant lui, Moussa Dadis Camara, le chef de la junte au pouvoir entre fin décembre 2008 et janvier 2010, nourrissait la même ambition de rendre l’usine à la Guinée. Il s’en était d’ailleurs pris publiquement à Anatoly Patchenko, représentant d’alors de Rusal dans le pays. De quoi pousser le groupe à ralentir le rythme. « Les Russes, bien informés, ont arrêté d’investir dès qu’ils ont compris qu’on voulait les chasser. Ils ne faisaient que recycler les vieilles pièces parfois reprises dans les poubelles », affirme un ancien travailleur de l’usine.
Le pouvoir est aussi accusé d’avoir soutenu les grévistes pendant le mouvement qui a conduit à la fermeture de l’usine, ou du moins d’avoir été laxiste. « Les différentes parties n’ont pas joué leur rôle, constate un membre de la commission de médiation. Rusal n’a pas bien communiqué, les syndicalistes ont été irréalistes et l’État guinéen a manqué de responsabilité. Le ministre des Mines d’alors, Mohamed Lamine Fofana, avait constaté les tensions. Il a laissé pourrir la situation. » Un travailleur renchérit : « Il y avait un planning de reprise de l’usine bien établi. Des délégations de Conakry se succédaient nuitamment à Fria pour pousser le syndicat à faire la grève. »
Reste qu’après plusieurs mois sans salaire les travailleurs de Rusal avaient perdu tous les avantages dont ils jouissaient : soins de santé gratuits, fourniture d’électricité et d’eau potable, etc. Ils se sont donc soulevés contre le pouvoir : en décembre 2013, les femmes réclamaient par exemple des salaires pour leurs maris chômeurs. Conakry s’est alors vu contraint de négocier avec les Russes. De leur côté, après des mois sans salaire et convaincus que Friguia était imprenable, les grévistes ont demandé pardon à Rusal, qui a gagné contre eux tous les procès en Guinée et face à l’État, le 21 juillet 2014, devant la Cour internation
ale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale de Paris. Ragaillardi, Rusal a privé les meneurs de la grève de leur prime mensuelle, allouée aux travailleurs à l’issue de négociations en 2013 à Paris. Il a alors fait monter les enchères et présenté ses exigences pour la réserve de Dian-Dian.